Réserve et création monétaire : quand l’accessoire est devenu l’essentiel

Les réserves bancaires sont comme le cholestérol : il y a les bonnes, obligatoires, et les mauvaises, excédentaires. Hélas, le système bancaire européen s’obstine à favoriser les secondes. À l’évidence, la politique monétaire non conventionnelle se transmet mal à l’économie…

Selon l’usage, la banque centrale impose aux banques commerciales l’obligation de détenir auprès d’elle un certain montant de réserves, calculé essentiellement en fonction de leurs dépôts clients. C’est une mesure de prudence, destinée à assurer la liquidité des banques et du marché interbancaire, ainsi que la bonne transmission de la politique monétaire en créant un besoin en monnaie de banque centrale pour les banques commerciales.

Ces réserves, dites « obligatoires », sont en général rémunérées au taux directeur de la banque centrale (aujourd’hui à 0 % en Europe).

Mais, pour diverses raisons, les banques sont amenées à détenir des réserves très supérieures au montant des réserves obligatoires : ce sont des réserves dites « excédentaires ».

Des réserves excédentaires au minimum pour stimuler l’économie

Dans les périodes où les banques centrales cherchent à stimuler l’économie, elles ne voient guère d’intérêt à la constitution de réserves excédentaires trop importantes : en effet, ces réserves sont stériles puisqu’elles n’irriguent pas l’économie. On peut donc comprendre que les banques centrales appliquent des taux pénalisateurs à de telles réserves. C’est le cas aujourd’hui en zone euro, où ces réserves sont, en fait, « taxées » avec des taux négatifs de -0,5 %.

Il faut noter ici que les crédits à l’économie ne sont pas directement assimilables aux réserves excédentaires. M0 et M2 ne sont pas immédiatement fongibles.

Il reste que si une banque décidait de réduire ses réserves excédentaires en remboursant les lignes de crédit obtenues de – et tirées sur – la banque centrale, elle réduirait d’autant son passif, son levier, et se recréerait par là-même une capacité à prêter à la clientèle.

Mais il faut observer aussi que les banques centrales, lorsqu’elles visent à stimuler l’économie, participent puissamment à la constitution de ces réserves excédentaires. Par le jeu du quantitative easing (QE), elles achètent sur le marché des quantités massives de titres divers (bons du Trésor, OAT, bund, titres privés…). Ces achats se font essentiellement auprès des banques – et des fonds – qui ont acquis ces titres sur le marché primaire à l’émission. La banque centrale va alors acheter ces titres en réglant les banques en droits de tirage sur la monnaie banque centrale (M0), c’est à dire en réserves excédentaires.

C’est par le jeu du QE que le bilan des banques centrales a explosé ces dernières années et que, corrélativement, les réserves excédentaires des banques se sont envolées. Les graphiques joints illustrent ce phénomène.

La théorie de l’âne qui n’a pas soif

Certes, les instituts d’émission auraient bien voulu que les banques investissent davantage dans l’économie, sous forme de projets, crédits et actifs plus risqués et mieux rémunérés. Mais cela n’a été qu’insuffisamment le cas. « On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif », dit l’adage. Il faut, en effet, que l’écosystème soit accueillant et que la gamme des opportunités de financement soit suffisamment attrayante pour permettre aux banques de s’engager sur de nouveaux projets et d’arbitrer leurs choix de façon rationnelle et, ce faisant, de contribuer à la croissance de M3 (principalement constituée des dépôts de la clientèle) et donc de l’économie.

En Europe, étant donné l’aversion au risque des épargnants et les obstacles structurels à une offre dynamique de placements dans un environnement de taux bas ou négatifs, l’incitation à prêter et à investir pour échapper aux inconvénients des taux négatifs s’est révélée décevante. Les banques de la zone euro font face à un dilemme : ou elles éviteront de vendre leurs titres à la banque centrale et chercheront à tout prix des gains rémunérateurs mais risqués, ce qui pose problème au regard de la stabilité financière, ou elles vendront leurs titres et conserveront l’essentiel de leurs réserves excédentaires, et seront pénalisées du point de vue de leur profitabilité et, en fin de compte, distancées par les banques américaines, qui ne connaissent pas les taux négatifs.

Des effets d’exemptions qui brouillent la lecture

Tout système finit par sécréter des exemptions, qui aboutissent à le compliquer. Il en est ainsi du tiering. Constatant que, décidément, l’âne ne voulait pas boire à coups de bâton, on lui a tendu cette carotte. C’est une manière d’exempter des taux négatifs une partie des réserves excédentaires : on hiérarchise le montant de ces réserves en fonction des dépôts. Plus élevées sont les réserves obligatoires sur dépôts, plus généreuses sont les exemptions.

Et les facilités des Long Term Refinancing Operations (LTRO) participent de la même idée : la BCE fournit aux banques de l’argent à taux négatif, en contrepartie de leur engagement à accroître leurs crédits à moyen terme à la clientèle. On commence par un carcan, puis on le relâche un peu…

Le paradoxe est le suivant : l’application prolongée des taux négatifs qui caractérisent la politique monétaire actuelle (sans même parler du resserrement réglementaire, qui a doublé les fonds propres des banques depuis 2008 et donc limité leur faculté de prêter) conduit naturellement les banques à réduire – ou à moins augmenter – leurs octrois de crédit, puisque leur marge d’intermédiation est, par définition, diminuée. Cette conséquence est en contradiction avec la volonté stimulatrice qui anime les banques centrales.

Le canal de la transmission monétaire mal étudié

Force est de constater que l’on n’a pas suffisamment prêté attention à l’importance de la robustesse du canal de transmission de la politique monétaire que sont les banques. C’est d’autant plus regrettable qu’en Europe, à la différence des États-Unis, où, les marchés étant prédominants, elles n’en financent qu’un quart, ce sont les banques qui financent les trois-quarts de l’économie. À court terme, les taux bas peuvent stimuler les crédits immobiliers, notamment, mais, à plus long terme, les effets contre-productifs finissent par prédominer.

On en est donc réduit à des cotes mal taillées : on supprime les taux d’intérêt en croyant, à tort, que cela va favoriser l’investissement (alors que l’observation des faits montre que les taux bas sur de longues périodes défavorisent les investissements productifs au profit de la détention d’épargne liquide), on cherche à ranimer l’économie avec des taux zéro, alors que la croissance s’est toujours accompagnée d’une rémunération suffisante de l’épargne. Et l’on exempte les banques, quand on ne peut faire autrement, des conséquences les plus nocives de cette « nouvelle politique », qui aboutit à des taux négatifs et à l’accumulation de réserves excédentaires.

Quel sort pour les réserves en cas d’annulation des titres ?

Cette analyse invite à poser une question hypothétique. Si d’aventure, on devait envisager – ce que je réprouverais fortement – que les instruments de dette publique achetés par les banques centrales au titre du QE devaient un jour être annulés, quel sort connaîtraient des réserves excédentaires constituées par les banques en échange de ces achats ? La contrepartie de ces réserves est matérialisée par l’existence des titres en question dans le portefeuille de la banque centrale. Mais s’ils sont annulés ? Cette absence d’actifs – résultat de l’annulation – face à l’engagement pris par l’institut d’émission à l’égard des banques de leur fournir de la monnaie en échange de leurs réserves pose problème. Si l’on répond qu’une banque centrale n’a pas à se soucier d’une baisse – voire d’une disparition – de ses fonds propres et que la création monétaire arrangera tout cela par monétisation de la perte subie à la suite de l’annulation des titres, cela soulignerait que, par essence, les achats de titres ont participé, dès l’origine, à un acte de création monétaire et non pas, comme on veut le faire croire, à une pure opération de marché, banale, dans la mesure où les achats en question ont été réalisés sur le marché secondaire et non directement auprès de l’émetteur.

Au terme de cette analyse, on en vient à formuler deux conclusions plus générales.

1. En période prolongée de taux négatifs (nous les pratiquons depuis sept ans déjà), le  dilemme  bancaire évoqué ci-dessus prend toute son importance :

– soit faire du crédit pour financer des projets très risqués mais correctement rémunérés ;

– soit accumuler les excédents de liquidité en contrepartie des achats de titres par la banque centrale – réserves excédentaires –, en ne les faisant pas travailler pour la croissance économique.

En ce qui concerne le premier risque, on peut noter que le responsable de la supervision bancaire à la BCE vient de tirer la sonnette d’alarme : les banques ont trop augmenté leur exposition à des emprunteurs déjà très endettés. Ainsi fragilisées, les banquiers n’ont pas assez répondu aux avertissements du superviseur.

Quant à la seconde branche de l’alternative, force est de constater que les réserves excédentaires – autrefois minimes, en l’absence de QE et de l’existence d’opportunités d’emplois rémunérés à des taux positifs supérieurs à celui servi par la banque centrale sur les réserves – ont explosé depuis le début du QE. D’accessoires, les réserves excédentaires sont devenues l’essentiel essentielles – (les réserves obligatoires représentent moins de 10 % des réserves excédentaires, alors que la proportion était inverse il y a quelques années, avant le QE).

2. L’accommodement monétaire s’est effectué en grande partie par l’achat de titres publics par les banques centrales et par l’accroissement corrélatif des réserves bancaires.

En temps normal, les banques centrales cherchent à stimuler une basse conjoncture en réduisant des taux d’intérêt positifs. Mais comme les instituts d’émission ont, depuis vingt ans, fixé leurs taux directeurs en terrain négatif, en termes réels, la donne a changé. Il est difficile de faire descendre les taux directeurs beaucoup au-dessous de zéro, car il est politiquement délicat de taxer toute l’épargne des ménages par des taux négatifs.

Le seul moyen pour les banques centrales de s’affranchir du zero lower bound est de provoquer l’inflation, ce qui réduit les rémunérations d’actifs obligataires en termes réels. C’est ce qui finit par résulter, aujourd’hui, de l’objectif de 2 % d’inflation poursuivi par les banques centrales depuis des années.

L’illusoire normalisation à court terme

Les obligations retirées du marché par les banques centrales ont été remplacées par des réserves, autrement dit de la monnaie.

Si les taux venaient à monter, le coût du service de la dette publique augmenterait, de même que celui des réserves.

Tout gouvernement se doit de calculer ses engagements de manière globale :

– les bons et obligations détenus par d’autres détenteurs que banque centrale ;

– les réserves excédentaires des banques auprès de la banque centrale, qui font partie des engagements du secteur public (dans une acception très large).

Je ne sais combien de temps durera cette configuration et l’énorme poussée des bilans des instituts d’émission qui l’accompagne. Mais il est probable que la normalisation prendra du temps à se réaliser.

Ne nous leurrons pas, ce transfert massif de la propriété des actifs publics détenus par les banques (et les agents privés, clients des banques) vers la banque centrale entraîne inévitablement cette dernière dans l’espace fiscal. Et quand les opportunités de placement convenablement rémunérées se réduisent du fait de l’extension de la portée des taux négatifs, il y a de fortes chances de voir enfler les réserves excédentaires, sans gain pour l’économie réelle.

Au total, l’énorme transfert au profit des banques centrales de la propriété des titres détenus par les banques commerciales s’est traduit par une raréfaction des titres collatéralisables achetés par les instituts d’émission. Or, cette raréfaction commence à poser aux marchés des problèmes sérieux. Les « non-banques », qui sont responsables d’une partie croissante des besoins globaux de refinancement du système recourent à cette collatéralisation des titres. Compte tenu des prélèvements effectués par les banques centrales en vertu du QE, ces titres sont devenus insuffisants, ce qui fragilise les marchés.

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